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Les images parlent d'elles même
18 novembre 2009

THE BIG SHAVE ( court metrage Martin Scorsese)

É-U [1967]
Réalisateur: Martin Scorsese
Scénario: Martin Scorsese Musique : Bunny Berigan
Interprètes: Peter Bernuth

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Film sur la détresse de la jeunesse américaine, la peur de la guerre, l'Amérique de l'époque, The Big Shave est un film très riche et très réussi.
Le cinéma saignée
Il est hélas bien trop rare de lire dans la presse internationale des textes abordant l'art des courts-métrages, même ceux réalisés par des cinéastes aussi célèbres et intéressants que Martin Scorsese. Ce dernier réalisait à la fin des années 60, une des oeuvres les plus poétiques et sanglantes de la longue histoire des films courts: THE BIG SHAVE. Film de cinq petites minutes en couleur. Huis clos dans une salle de bain. Un seu l acteur (Peter Bernuth), pas de dialogue, juste en fond sonore une chanson jazzy (par Bunny Berigan). Scorsese derrière la caméra et la table de montage. Déjà le style Scorsese coup de poing mais toujours fluide et élégant était là, sur la pellicule. Agé à peine de 25 ans lorsqu'il conçoit ce film, tout juste diplômé de la New York University, Scorsese fait bien plus que signer un film personnel, il sait déjà «saigner» un film. En regardant THE BIG SHAVE, c'est cela qui saute au visage, un sens incisif du découpage, du cadrage et du montage. Avec Scorsese, le tournage est un peu comme un champ de bataille et la table de montage comme une table d'opération où il extirpe du corps du film l'essence même de son esprit bouillonnant.

THE BIG SHAVE nous lance dans une propreté à toute épreuve, stérile, nette, chirurgicale, d'un blanc polaire et immaculé. Gros plans sur la robinetterie impeccable et réfléchissante. Ces robinets ont l'éclat et la silhouette de la trompette que l'on entend en fond sonore. La musique se noue inextricablement avec la jungle d'objets sanitaires. Le décor ressemble soit au décor d'une publicité pour détergeant soit à une exposition de Man Ray ou de Marcel Duchamp.b

Il y a incontestablement de l'ironie et du surréalisme dans ce début de film sans pour autant qu'on puisse le verbaliser clairement. Le quotidien banal d'une salle de bain prend une dimension lyrique et rythmique. Nous sommes en tout cas plongés dans des sentiments de légèreté, d'humour et de sérénité. Ces plans de coupe, tous bien organisés, sont juxtaposés de manière syncrétique avec la musique. Une goutte d'eau tombe dans le lavabo, et c'est un effet de percussion qui vient l'appuyer et lui donner une réalité. Scorsese s'amuse avec ses outils de cinéaste et les conventions audiovisuelles, il nous rassure gaiement.
Un jeune homme blanc en T-shirt blanc pénètre dans la salle en baillant, les cheveux en bataille, indiquant un réveil. Pas de fenêtres aux murs mais on devine l'aube. c

Le monde extérieur est évoqué à travers le chanteur qui aborde le thème du voyage, comme la voix intérieure du protagoniste du film. On suppose que la musique vient d'un petit poste radio (qu'on ne verra pourtant jamais). Le jeune homme se positionne devant le miroir et retire lentement son T-shirt. Scorsese opère alors pendant ce geste trois coupes de montage, chacune en retard l'une de l'autre, en mini flash back, prises d'angles différents. Il confère ainsi au film un maniérisme unique et une élégance racée.

d

 

Il nous fait surtout soupçonner l'expérience de laboratoire, où chaque chose est observée, réitérée puis disséquée sous tous les points de vue. Dans THE BIG SHAVE, la caméra se fait microscope, le montage, lui, démontre. Une expérience semble être réalisée sur ce jeune homme, on pourrait presque deviner alors qu'il est le cobaye d'une mise à mort.
Sur le générique de fin de THE BIG SHAVE est écrit: «Viet 67». Le film de Scorsese se pose en fait comme une réaction contre la guerre du Vietnam qui sévissait à l'époque du tournage. Les jeunes américains y étaient envoyés souvent bien malgré eux comme des jouets télécommandés. On comprend dès lors mieux le sens de la mise en scène de Scorsese ici, fascisante dans son organisation propre, nette et compartimentée. Le cinéaste dirige aussi son acteur de telle façon que ce dernier semble d'une fadeur et d'une froideur inconsolables. Ce jeune homme semble en effet dénué d'expression, d'émotion et de vie. Tel un robot raide, Scorsese l'associe aux ustensiles de verre et d'acier qui l'entourent dans cette pièce. Et la musique divertissante et entraînante de s'opposer radieusement à cette esthétique visuelle. Cette contradiction rude et secrète dévisage ainsi les intentions ironiques et anti-militaires de Scorsese. Le cinéaste affirmera plus tard dans sa carrière que ses films ne peuvent se comprendre qu'à travers les musiques qu'il utilise. THE BIG SHAVE en est peut-être un des exemples les plus frappants.

Alors que le jeune homme commence à se couper la peau de plus en plus violemment en se rasant, la musique poursuit dans la même tonalité enjouée. Elle met debout et au pas en réalité.
Tolstoï disait: «Là où on veut avoir des esclaves, il faut le plus de musique, possible.» La voix du chanteur, omnipotente et invisible (comme venue du ciel), semblerait presque pousser le jeune homme à se raser dans le rythme - rappelant un peu la scène dans THE GREAT DICTATOR, dans laquelle Chaplin rase un client en suivant au maximum le rythme imposé par la musique à la radio. Sauf qu'ici, l'absence de dispositif pleinement révélé (un poste radio visible) et l'absence d'expression du protagoniste rendent la scène plus ambiguë. L'obéissance au son est moins évidente que dans le film de Chaplin. On ne fait en fait que deviner l'obéissance aveugle du jeune homme à ce solo de trompette (jazzy mais rappelant la trompette militaire), tiré d'un enregistrement musical datant du début de la seconde guerre mondiale ironiquement.e

Toujours est-il que le jeune homme ne réagit pas alors qu'il se voit saigner désormais partout sur le visage. Dévasté par les coupures et les larges coulées de sang. Le lavabo, dans le rythme, se tache progressivement de giclées sanglantes. Le son aiguisé de la trompette se fait aussi coupant que le rasoir lui-même. La progression vers l'horreur s'effectue lentement, en crescendo. Pourtant, Scorsese choisit adroitement une absence de synchronisme et de climax lors du «dénouement» de THE BIG SHAVE. Le jeune homme finit par se trancher froidement la gorge avec son rasoir et la musique est presque silencieuse à ce moment-là alors qu'on aurait pu s'attendre à une explosion musicale. L'effroi du spectateur en est d'autant plus saisissant.f

La musique, comme au creux d'une vague, se cache presque et nous abandonne bouche bée, immobile, et choqué. On hésite alors entre rire et être réellement pétrifié. Rares ont été les cinéastes capables de provoquer chez un spectateur le sentiment d'une aussi intense et violente hésitation.
Finalement, la couleur rouge aura fini par envahir tout cet espace blanc. Le film s'achève sur un gros plan du torse du jeune homme sur lequel coulent à plusieurs endroits des lignes de sang fonçant vers le bas, avec en fond sonore la trompette emphatique et ascendante.
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Fameuse chute du court-métrage ici poussée à son paroxysme! Fondu au rouge. L'écran devient entièrement rouge, la pellicule finit noyée dans le liquide. Et lorsque l'on connaît la haine du rouge à cette époque chez beaucoup d'américains, on ne peut qu'être amusé par l'ironie délicieuse de Scorsese qui se livre ici avec une rare délectation à une critique de la paranoïa Rouge, de l'ordre maniaque du Blanc et du sadisme sensationnaliste qui prédominaient alors. Mais THE BIG SHAVE, au-delà d'un film politique et sardonique reste surtout un moment de très grand cinéma, profondément dynamique et original. Une oeuvre essentielle.

 

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